Une critique à quatre mains par Marie-Ève Fortier et Jacques Boivin
Depuis
Chivi Chivi
Mine de rien, quatre longues années se sont écoulées depuis la sortie de « Premier juin », premier album de la Montréalaise Lydia Képinski. Un album qui nous présentait une autrice hors-pair, capable de raconter les petits et les grands bobos du quotidien comme s’il s’agissait d’aventures épiques, une compositrice originale qui sait suivre le courant tout en passant par ses propres méandres et une interprète perfectionniste qui pense à tout, du phrasé aux arrangements. En attendant le nouveau matériel, on a pu danser sans fin sur son album de remix (mon album de course préféré).
Aujourd’hui, Lydia lance le bien nommé « Depuis », qui reprend exactement là où elle nous avait laissé.e.s tout en nous proposant un voyage bien différent. Finies les longues attentes au ras des balançoires, la Képi de 2022 est constamment en mouvement. Elle marche, elle danse, elle chante, elle est partout à la fois, et si on se fie à chacune des épopées que racontent les onze chansons de l’opus, ces quatre dernières années ont été très riches en émotions de toutes sortes.
Si elle signe seule les paroles et la musique de l’ensemble des pièces de l’album, Lydia s’est quand même bien entourée : Blaise Borboën-Léonard (réalisation, cordes et aux synthés), Étienne Dupré (basse), Thomas Sauvé-Lafrance (batterie et percussions), Stéphane Leclerc (guitare), Alex Guimond (choeurs) et Richard St-Aubin (choeurs) sont également de la fête. Une maudite belle équipe pour ce roadtrip pop qui s’inspire autant du trap que du disco pour nous donner le goût de danser (tout en nous demandant où elle va chercher toutes ces perles qui feraient saliver n’importe quel.le spécialiste de la langue).
On écoute « Depuis » en boucle depuis plusieurs jours maintenant, assez pour vous parler de nos impressions sur chacune des chansons de ce magnifique record où les imperfections (involontaires) se font très, très rares. Comme vous pourrez le constater, on y est allé de nos propres interprétations (ce qui en dit peut-être plus long sur nous que sur elle, mais bon…).
Depuis
Marie-Ève : S’ouvrant sur le « Il était une fois » de Depuis, l’album raconte une histoire qui semble résumée dans le récit épique et tragique qu’en fait ici Lydia Képinski. La musique, elle, nous prend par la main et ramène là où elle nous avait laissé.e.s, sur « Premier juin » : au cœur d’une pop mordante et qui refuse d’entrer dans le rang. Nous voilà prêt.e.s non pas à garder ce chemin, mais bien à sortir encore des sentiers battus.
L’imposture
Jacques : Sur cette pièce, on sent très fort l’influence des remix et du cycle « Ce n’était qu’un rave ». Devant un mur de séquenceurs aux teintes nettement disco, Lydia nous livre ses états d’âme dans la loge, quelques minutes avant son rendez-vous avec un public qu’elle n’a pas vu depuis des lunes. Cette anticipation grandissante atteint son paroxysme au refrain. « Me voici, me voilà », s’exclame-t-elle en nous faisant danser comme s’il n’y avait pas de lendemain.
MTL me déteste
Jacques : On aime beaucoup le côté sombre de Lydia, mais ça ne nous empêche pas de sourire dans les moments un peu plus désinvoltes. Le premier simple de l’album en est un magnifique exemple. La mélodie est lumineuse, les rythmes sont entraînants, le texte est une mine d’or d’humour, de couplets amusants, de jeux de mots remplis de double sens (on se demande encore si un cul est petit ou gros). Même a capella, cette toune-là a du beat à cause de son phrasé irrésistible.
Deux jours
Marie-Ève : On laisse l’ivresse de la danse pour plonger dans un bad trip, une course contre la montre qui s’entend dans chaque note, dans chaque inflexion de la mélodie déclamée par Képinksi. Tout crie fatalité, étourdissement. C’est l’amour, mais c’est aussi la menace de la fin avant même d’avoir goûté au fruit défendu. Le manque avant le désir. Les textes, qui sont ailleurs plus métaphoriques dans la plume de l’autrice-compositrice-interprète, semblent ici décrire de façon plus dénudée la réalité qui, décharnée, est encore plus frappante. La présence d’enregistrements vocaux au début et à la fin de la pièce ajoutent à ce sentiment d’authenticité.
Anthony
Marie-Ève : Après la course effrénée, on flotte, presque immobiles. Même les phrases prennent des pauses. Progressivement, la mélodie à la voix s’habille de plus en plus d’effets, un mur de son qui amplifie l’effet dramatique des paroles et du débit de l’artiste. Après la première vague de refrain, Képinski, habituellement si tranchée, doute et se questionne.
j’ai vu l’aveugle marcher droit vers le fossé
j’ai rien fait pour l’arrêter
est-ce que je suis méchante
ceux qui se fissurent de l’intérieur
on le voit juste quand y meurent
est-ce que je suis vivante
ils veulent garder la clé de la voûte
et je deviens ce que je redoute
une impie qui jamais ne change
Face à ce moi déserté, un « Mais toi » idéalisé qui semble se frayer un chemin dans les ronces. Et on dirait que Képi se demande si elle est la princesse, ou bien la sorcière.
La saison des huîtres
Jacques : Sur cette chanson toute nue, Lydia dévoile son côté tendre (ou du moins, celui qui a été tendre cinq minutes, le temps que l’huître se referme). Celui qu’on montre quand on laisse l’amour entrer. Qu’on regrette tant lorsque la déception frappe fort. Une déception qui frappe tellement fort que dans la deuxième partie de la chanson, la voix de Lydia semble fondre comme la cire d’une chandelle. Une déception causée par la dualité. La douceur qui se frotte à la hargne. Les mots doux qui jouxtent les insultes.
mon cœur est comme une huître
bonne chance pour l’ouvrir
avant le prochain coup de lame
pourras-tu au moins m’avertir
Un moment de haute voltige pour le cœur, qui bat très très fort après cette pièce unique dans le répertoire de l’artiste.
Vaslaw
Jacques : Amateur.ice.s de quiz, en vlà une pas pire pour vous : Vaslaw Ninjinski (source d’inspiration pour le titre de cette chanson) est un ballerin renommé d’origine polonaise qui a connu un destin pas pire tragique.
Dans cette pièce, Vaslaw est « un personnage menteur et fourbe » vers lequel Lydia est attirée malgré elle. Elle a beau être parfaitement consciente du petit jeu de ce Vaslaw, celui-ci l’aspire dans un maelstrom d’où il est très difficile de sortir.
Musicalement, on se retrouve dans une pièce dance-pop fin années 1980 début années 1990, un peu à la Mylène Farmer. La voix de Lydia a ici de nombreuses nuances qu’on n’entend pas tout le temps, ce qui ajoute au plaisir qu’on a d’écouter Vaslaw.
Arbol
Marie-Ève : Dans Arbol, on retrouve encore la verve d’une Lydia Képinski qui, cette fois, se durcit et endure ses blessures la tête haute, dans la solitude. Elle continue d’avancer.
je marche seule
j’avance seule
je gravis seule les écueils
j’ai retourné le glaive vers moi
en criant libérez les otages
je marche seule
j’avance seule
je m’abats seule sous le linceul
c’est retranchée que j’ai trouvé la paix
maintenant je sais où je vais
L’atmosphère trap donne au texte quasi-mythologique toute la force de frappe qu’il mérite. C’est une pop expérimentale qui semble consacrer la transition, comme une métamorphose d’Ovide.
Anaël
Marie-Ève : Tout crie désir dans cette œuvre portant le nom de l’Archange qui « s’occupe des humains sur le plan sentimental et sexuel ». Coïncidence? Je ne crois pas, pour une compositrice qui parle d’eau-forte et qui, ensuite, déclâme: « reste semblable à ce portrait de toi et moi unis dans l’acide ». Pour celleux qui ne verraient pas le lien, l’eau-forte est une forme de procédé gravure impliquant de plonger une plaque de métal dans un mordant chimique. Les références bibliques sont aussi foisonnantes, contrastant avec le sentiment de profanation qui se dégage d’Anaël, dont le protagoniste est d’ailleurs finalement retrouvé sans vie. Eros-thanatos. C’est qu’elle a de la suite dans les idées, cette Képi, et sa plume est plus littéraire que jamais.
Vacances-Travail
Marie-Ève : Et ensuite? Le soleil qui se pointe comme si de rien n’était. Sur Vacances-travail, c’est le retour (peut-être forcé) à l’insouciance. Comme pour envoyer chier ses tracas. Le rythme est dansant, un brin latin, contagieux. Képinski nous parle de vie de tournée, de fjord, de bélugas. Le fun est tellement dans nos faces qu’il crie oubli. On dirait une révolte par le plaisir.
Chlorine
Jacques : Eh boy que cette chanson qui sonne comme le truc le plus triste que vous allez entendre en 2022 laisse énormément de place à des interprétations saugrenues. Sur cette pièce mélancolique à souhait, Lydia nous parle d’un amour qui n’arrive pas tout en se remémorant son enfance au fond de la piscine de grand-maman. À la première écoute, on s’imagine une toute autre histoire à la Pie-IX (avec moins de hargne et davantage de résignation), une histoire de dépression, d’isolement. Et pourtant, tout au long de la pièce, on y sent une pointe d’espoir, que celui qu’elle attend tellement finisse par se pointer pour la libérer… de son ennui.
Pas facile, la vie d’enfant unique, faut croire!
En Conclusion
Plus qu’une histoire (légende ou mensonge), le second album de Lydia Képinski semble être une collection de moments forts, un chemin de croix écrit à même la chair. Grandeur. Fatalité. Amour. Mort. Résurrection. Plaies. C’est une reprise de pouvoir qui passe par l’art et le grandiose pour ne laisser personne – et surtout pas l’auditeur – indemne.