De Bob Moog à Organ Mood

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Assister à un spectacle d’Organ Mood, c’est plonger dans un univers où se confondent les arts visuels et la musique électronique : les rétroprojecteurs et autres projections lumineuses nous baignent de leur lumière tandis que se dessinent sur les murs les œuvres d’Estelle Frenette-Vallières, qui succède à Mathieu Jacques. En musique, ce sont les synthétiseurs de Christophe Lamarche-Ledoux (Chocolat, feu doux, Lesser Evil) et, depuis 2019, de Mathieu Charbonneau (Avec pas d’casque, Timber Timbre) qui nous enveloppent de mélodies à la fois inusitées et étrangement familières. 

Afin de tisser les trames sonores de ce projet, les deux musiciens utilisent un instrument bien particulier : le synthétiseur modulaire, composé d’un ensemble de modules indépendants qui permettent de générer des sons complètement nouveaux à partir de signaux électriques. 

« Le rôle du synthé modulaire a commencé à être central dans OM avec l’achat d’un Nord Modular G2, explique Christophe, co-fondateur du groupe. Ça a permis d’aller beaucoup plus loin dans la performance et dans nos idées d’interactions […]. C’est devenu avec le temps le moteur principal de la composition. »

La quête du Graal sonore infiniment renouvelée

« Il faut l’admettre, explique Christophe, en musique il y a un besoin de toujours chercher un nouveau son. L’excitation qu’on ressent à entendre toujours le même son ou le même genre de son s’amenuise avec le temps. » C’est pourquoi le processus de création de la formation s’est progressivement orienté vers la recherche de nouveaux sons.

 « De la façon dont nous composons la musique, poursuit Lamarche-Ledoux, le « soundesign » ou le « patch » est indissociable de la composition. Si on devait faire une partition pour l’une de nos pièces, il y aurait probablement autant d’indications sur le caractère des sons et sur les paramètres performés que de notes sur la portée. »

Alors que Christophe compose sur son Nord Modular G2, Mathieu utilise une plateforme eurorack composée de plusieurs modules analogiques. Les deux musiciens ont développé un rapport particulier à leur instrument, dont les possibilités semblent être infinies.

Christophe : « Contrairement aux synthés avec architecture fixe, les modulaires ont moins de limitations et voilà, ça fait depuis 2011 que j’ai le mien et j’y découvre encore des nouveaux sons. La beauté de la plateforme Nord Modular G2, c’est la génétique des sons; il y a une fonction qui permet de générer des nouveaux sons à partir d’un père et d’une mère et de randomiser quelques paramètres. Je pourrais continuer comme ça longtemps… pour la composition de musique ça signifie de la matière brute sans fin, avec les outils pour affiner en plus. »

Mathieu : « La sensation tactile, interagir avec l’instrument de façon différente de toute autre méthode de travail. Les sons qui en sortent sont souvent très différents de ceux d’un autre synth, car le processus de création est unique. Tu pars d’un canevas complètement vide, rien de “patché” comme dans un synth traditionnel. Et tout est éphémère : dès que tu enlève tes câbles, c’est perdu, donc on doit faire des choix. »

Une avancée technologique qui révolutionne la musique

Nombreux sont les musiciens qui, avant Christophe et Mathieu, ont fait la rencontre d’une forme ou d’une autre de synthétiseur modulaire et s’en sont épris. On peut notamment penser à Wendy Carlos, qui a contribué à populariser l’un des tout premiers modèles (le Moog Modular inventé par Bob Moog) grâce à son Switched-on Bach (1968), un album entièrement électronique qu’elle a mis des mois à créer et qui a connu un vaste succès.

En parallèle, avec le temps, les avancées technologiques mises en place par différents inventeurs et l’utilisation créative de différents artistes ont permis à cet instrument obscur de prendre une place cruciale au cœur de l’histoire de la musique. 

Ce qui est intéressant, c’est que la façon même de jouer d’un instrument électronique a contribué à faire évoluer la musique populaire, comme l’explique Christophe Lamarche-Ledoux : « Quand on apprend à jouer d’un instrument [traditionnel], on se programme les mains de petits gestes qu’on répète des centaines d’heures. Ça devient des réflexes, ces réflexes deviennent à la longue la matière brute de la musique. »

« Avec la musique électronique, cette notion “sportive” n’a pas du tout la même importance. Plutôt que de penser à travers ses mains et leurs réflexes, on pense à travers les mécanismes, les accidents, les limites techniques, le contournement de ces limites. Les instruments électroniques ont ouvert tout un pan du “penser en musique”, créant au passage des nouvelles identités qui ont marqué le siècle dernier.  Le plus important selon moi est le New Wave, un enfant accidentel du Krautrock… un autre sujet! »

Les hymnes acquis jamais entendus

Si la musique d’Organ Mood se démarque elle aussi par son singulier « penser en musique », la recherche de nouveaux sons n’est qu’un élément de ce qui constitue leur identité musicale, qui elle-même doit se voir rattachée à la vision plus large du groupe pour faire sens. Dans la tradition des spectacles multidisciplinaires du Krautrock, Organ Mood crée des « environnements immersifs pour l’avancement de l’humanité » qui impliquent non seulement une relation intime avec la matière sonore, mais aussi une intimité unique avec les spectateurs. 

« Je pense que Organ Mood a eu plusieurs missions à travers les années; parler des utopies, trouver des façons d’interagir / jouer avec le public via les instruments participatifs, faire danser, laisser place à la pensée (thinking music), repenser l’hyper-mélodie, l’hymne fédérateur, les expériences immersives en couleurs analogiques, mais au fond il y a une seule mission sous-jacente : exprimer une identité, la nôtre, via des milliers de morceaux d’identités collectives. Dans le but sans doute de nous rapprocher des autres humains avec qui les affinités fructifient d’une façon ou d’une autre. »

En utilisant les ressources quasi-inépuisables du synthétiseur modulaire, la recherche d’Organ Mood demeure donc avant tout identitaire : « Le synthétiseur modulaire est, dans notre cas, l’une des façons d’exprimer une identité attachée à la tradition de la musique électronique, ses origines, mais dans un désir profond de pousser encore plus loin, dans une attitude située entre le désir d’abstraction totale et le désir de révéler un patrimoine immatériel universel, les hymnes acquis jamais entendus. »

C’est pourquoi quiconque assistant à un spectacle d’Organ Mood, entendant peut-être une suite de sons complètement nouveaux et ce, pour la première fois, pourra peut-être avoir l’impression d’y reconnaître en même temps une musique vaguement familière, une nostalgie intemporelle.

Les Chroniques musicologiques, c’est la façon de Marie-Ève Fortier d’égayer votre confinement en explorant les liens entre l’histoire (de la musique, de la littérature, etc.) et la scène émergente actuelle au Québec. Mathieu Aubre (CHOQ.ca) collabore à titre de vérificateur officiel des faits, et Madeleine Aubin signe les illustrations. Un merci particulier à Ron Keiser, qui m’a parlé le premier des synthétiseurs modulaires.

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