Changer de trottoir
(Rosemarie Records)
Raton Lover, c’est la gang de vieux chums qui ont tout le temps une guitare au feu de camp. Tout le temps prêts à chanter, idéalement en harmonie, des tounes chaudes et réconfortantes, même quand elles sont tristes.
Et pourtant, malgré le côté « confortable » du groupe, celui-ci ne cesse d’évoluer sous nous yeux au fil des albums. Le premier était un joyeux bordel à la bonne franquette, le deuxième montrait une belle avancée, tant du côté des textes que de la musique. Et le troisième?
Le troisième vient à peine de sortir, pis sérieux, même si on reconnaît là les mêmes cinq gars qui ont pawné nos âmes, wow, le pas en avant ressemble davantage à un christie de gros bond. Changer de trottoir a l’air d’avoir été longuement mûri et travaillé, on ne croirait pas qu’il s’agit d’un troisième album en cinq ans. Un album qui ne révolutionnera pas le rock québécois, certes, mais ce n’est pas ce qui compte, ici.
Tout d’abord, il y a la thématique qui sert de fil conducteur à l’ensemble de l’album. Au fond, sur cet album écrit et composé pendant que les membres du groupe auraient pu aller mieux, les gars se posent une question : Si on se croisait soi-même en quelque part, est-ce qu’on changerait de trottoir? Est-ce qu’on se sent bien avec soi-même? Sinon, qu’est-ce qu’on peut faire pour que ça aille mieux?
Un fil conducteur tout ce qu’il y a dans l’air du temps, alors que la santé mentale occupe une place de plus en plus grande dans nos discussions en tant que société, même s’il s’agit encore d’un sujet plutôt tabou.
Déjà, dès les premières notes de Barrage, une pièce qui rappelle un brin les Eagles (ils n’ont pas fait qu’Hôtel Californie [un si bel endroit, un si bel endroit…]), Simon Lachance et ses complices utilisent la métaphore du barrage pour nous parler du moment où on explose parce qu’on en a trop gardé en-dedans. La voix douce de Simon Lachance, souvent accompagnée par les (magnifiques) harmonies vocales des autres membres du groupe, a un petit quelque chose d’apaisant qui donne le goût de s’asseoir avec lui pis de jaser de nos problèmes respectifs et trouver des solutions avant que le barrage ne lâche.
On le remarque tout de suite (et on va vous expliquer ça dans l’entrevue qui va suivre très bientôt), le piano et les claviers prennent beaucoup plus de place qu’avant, grâce à une présence plus assumée de Frédérick Desroches derrière l’ébène et l’ivoire. Même si les inspirations southern rock demeurent les mêmes, cela permet au groupe d’étendre davantage sa palette de couleurs, de s’enfoncer encore plus profondément dans les racines du rock and roll, comme on peut le remarquer sur des chansons comme Husky, Ta Yeule ou Visite. On est clairement en 1969, quelque part entre Abbey Road et Montgomery en Alabama.
Le son Raton Lover se précise, et on peut remercier ici le travail d’André Papanicolaou à la réalisation, et les gars me tueraient si je ne parlais pas de Ghislain-Luc Lavigne, qui a fait une job incroyable à la prise de son et au mixage. Papanicolaou et Lavigne ont bien compris les gars et leur projet, leur évolution depuis leurs collaborations avec d’autres artistes, ainsi que le besoin de marquer une évolution plutôt que de lancer une révolution. Tout ça a permis de faire un album assez différent des autres tout en restant sur le même trottoir.
La dualité sérieux-givré qui a toujours fait de Raton Lover un genre de Mini-Wheat du rock québécois est toujours là. Pour chaque Ta Yeule, il y a une chanson introspective comme la pièce-titre ou Dis-moi, à laquelle les gars ont donné le titre provisoire « Massive Attack ». On comprend pourquoi. Derrière le riff de piano (sorti tout droit des mains de Simon Guénard – quand on vous dit que tout le monde met la main à la pâte, souvent sur un instrument qui n’est pas le sien), il y a en effet un petit côté trip-hop qui se mélange à de l’indie que ne renieraient pas les gars de Karkwa (yep, je ressors cette référence, un peu comme avec Pawné mon âme). Cette chanson se démarque énormément du lot et on est content qu’elle se trouve plus près du début que de la fin.
On ne se le cachera pas, y’a quelques succès radiophoniques potentiels sur cet album, comme J’crache du sens ou Comme un enfant, qui devrait même plaire beaucoup du côté du champ droit. On sent ici que c’est un résultat plutôt qu’une démarche. Les gars veulent juste écrire des tounes qui leur ressemblent, tant mieux si elles sont bonnes et elles pognent.
J’ai toujours dit qu’une des forces de Raton Lover, ce sont les textes. Non, Simon Lachance n’est pas Richard Desjardins, et il ne le sera jamais. Mais vous savez quoi? C’est manifestement pas ce qu’il vise, et il assume pleinement son écriture. Ce qu’on a ici, ce sont les mots du quotidien, des textes qui nous interpellent parce qu’ils sont remplis de sincérité. Les textes de Changer de trottoir sont clairement cathartiques et découlent d’une démarche très, très personnelle.
Au fond je suis un arbre
Je suis un peuplier
Moi et des millions de semblables
On finira dans un foyer
Sur la pièce titre, il y a cette perle ci-dessus. On s’entend, à première vue, on a ici un couplet qui pourrait être banal, avec ses rimes qui ont l’air faciles, mais pourtant, quand on y pense, Simon a parfaitement raison : on va tous passer par là. On va tous s’user, se fatiguer, avoir besoin de marquer un temps d’arrêt. Demander de l’aide, surtout, parce qu’on est des millions dans le même maudit bateau.
Cette image percutante, elle est claire comme de l’eau de roche, tout le monde peut la comprendre, même les gens qui croient que l’art est l’affaire d’une groupe de snobinards élitistes et que notre culture ne devrait être composée que de produits de divertissement facilement comestibles et digestibles.
C’est là la plus grande force de Raton Lover. Malgré sa grande accessibilité et sa capacité de toucher un large public, le groupe ne se contente pas de créer un produit. C’est une œuvre. Comme une brioche aux trois chocolats d’une boulangerie locale. La recette est simple, y’a pas d’ingrédients trop funky, mais en même temps, c’est préparé avec tellement d’amour qu’y a rien qu’une boulangerie industrielle comme Weston pourrait faire de mieux.
Et comme une brioche aux trois chocolats, c’est la somme de tous les ingrédients qui fait que c’est bon dans yeule. Les cinq membres débordent tous de talent (la preuve, ils s’échangent les instruments tout au long de l’album), mais ils sont clairement à leur meilleur quand ils sont ensemble, entre amis.
Devant d’autres amis. Comme en février prochain au Grand Théâtre. On va pouvoir voir Simon, Simon, Fred, Éric Blanchard (qui se promène beaucoup sur scène cette fois-ci) et Martin Plante (et ses lunettes fumées) jouer ces tounes-là comme sur l’album.
Parce que c’est comme ça qu’elles ont été enregistrées, live, tous ensemble. Comme si ce groupe-là était pas déjà assez WYSIWYG de même!
À écouter quand ça va pas. Pas pour oublier vos problèmes, juste pour vous rappeler qu’il y a des solutions.