L’étrange pays
(Grosse Boîte)
De tous les personnages qui l’ont habité depuis 30 ans, que ce soit John The Wolf, le Roi Ponpon, Jean Leclerc et autres maîtres Edgar, je vous avoue que j’ai un très, très, très gros faible pour le dernier : Jean Leloup, être humain de 58 ans, travailleur autonome dont la job consiste à faire des tounes.
On avait vu ce Leloup-là poindre une première fois sur Le Dôme, un album où toute la folie du personnage côtoyait de grands instants de lucidité (on le sait, ça, c’est sur un autre disque). Un Leloup sensible et vulnérable qu’on aurait aimé voir beaucoup plus souvent par la suite, mais qu’on a dû attendre jusqu’à À Paradis City, un album qui, malgré ses quelques imperfections, nous montrait un Leloup groundé comme jamais.
Ensuite, lorsque notre Jean national est remonté sur scène pour quelques spectacles en solo, sans filet, on a pu le voir dans toute son humanité. Il était nerveux comme dix, au début du show, on le voyait se demander s’il devait partir ou bien rester, mais il semblait si heureux d’être là, de juste jouer de la guitare et de chanter ses chansons comme un troubadour, sans artifices, sans autre folie que celle qui se dégage de ses tounes.
Après ces concerts mémorables, Leloup est retourné vaquer à ses occupations quotidiennes. Chiller au parc, voyager, profiter du soleil, composer des tounes avec sa guitare. Pis, pourquoi pas, les enregistrer drette là avec une vieille enregistreuse solide comme un tank. Fuck toutes les étapes de la composition, de la pré-production, de l’entrée en studio, des 180 prises nécessaires pour réussir un solo, du mixage, on sort pis on enregistre ce qu’on compose drette là, qu’on soit dans un parc de Sainte-Foy, sur un balcon de Charlevoix ou quelque part au fin fond du Costa Rica.
Le résultat, c’est L’étrange pays, un album 100 % guitare-voix composé de treize instantanés tirés tout droit de l’esprit de moins en moins tordu de Leloup.
D’entrée de jeu, on va l’admettre, on n’est pas en face du Dôme, ici. L’étrange pays n’a pas le caractère éclaté des quatre ou cinq premiers albums de Leloup. Certains pourraient même se plaindre de sa linéarité, après tout, y’a des limites à ce qu’on peut faire quand on s’impose des limites, qu’on ne joue pas comme Django pis qu’on ne chante pas comme Lapointe (Pierre, pas Éric).
Or, Leloup a toujours su composer avec ses limites en nous balançant des textes bien au-delà de la moyenne. Que ce soit les fables des premières années ou les chansons toutes personnelles qui nous permettent de mieux comprendre le personnage si on se donne la peine d’écouter, Leloup a toujours su nous intéresser par ses propos, et L’étrange pays ne fait pas exception.
Sans aucune surprise, y’a beaucoup d’oiseaux dans les chansons de l’album. Est-ce étonnant quand on groove encore joyeusement sur Pigeon plus de 20 ans plus tard? Mais au-delà de cette fascination éternelle pour les oiseaux, il y a quelques petits bijoux, comme cette pièce, Au jardin de ma mère, qui nous ramène à Sainte-Foy, avec la mère de Leloup qui regarde ses framboisiers pendant que son père regarde le fleuve par la fenêtre du salon en ayant envie de partir au large même s’il ne peut plus le faire. Avec cette chanson en apparence toute anodine, on comprend un peu mieux le Leloup qui nous parlait autant de Barcelone et d’Alger que de La chambre ou d’une Ballade à Toronto.
Bon, peut-être qu’il est plus facile de situer L’oiseau-vitre quand on a passé des années à rouler devant l’édifice Marly, ce ministère du Revenu doré au milieu de la forêt, où les oiseaux s’écrasent d’un côté et travaillent dans leur cage de l’autre. Tsé, quand t’as grandi à Sainte-Foy…
On n’a pas besoin d’avoir grandi à quelques kilomètres de Jean Leloup et Patrick Roy pour se sentir interpellé par les chansons de L’étrange pays.
Subtilement, Leloup nous dévoile plein d’indices sur le non-personnage, sur la personne qu’il est réellement lorsqu’il n’est pas en train de mettre le feu à une scène. Un gars fasciné par les oiseaux et la nature, certes, mais ça, on le savait déjà. Mais surtout, un être humain comme vous et moi, avec ses joies, ses peines, ses craintes, comme dans Les goélands, où la peur d’être seul est si forte qu’on la ressent jusqu’aux orteils.
Si j’avais trente ans, je trouverais peut-être L’étrange pays un peu monotone. Ça ne brasse pas comme sur L’amour est sans pitié. On ne rêve pas comme dans Le dôme. On n’y trouve pas la folie de Les fourmis, ni les riffs assassins de la période Leclerc. Cependant, en ce jour où je célèbre mes 46 ans, je me retrouve comme jamais dans les histoires groundées de cet album sans aucune prétention.
Comme si j’étais assis au parc, à côté de Leloup, et qu’il me racontait ses hauts et ses bas, dans lesquels je me retrouve assez facilement parce que moi aussi je vieillis. Comme si Jean était un vieux chum avec qui je fumais des tops et piquais un brin de jasette un samedi après-midi pendant que tout le monde court autour.
Pendant presque trente ans, Jean Leloup était pour moi un monstre, une légende. Une personne que j’avais peur d’approcher et que j’étais donc heureux de prendre en photo pour ce blogue.
Sur L’étrange pays, Jean est un vieil ami qui donne de ses nouvelles.
Merci d’avoir pris le temps de me jaser ça, vieux!
On a quelques photos du lancement du 22 mai chez Arsenal art contemporain à Montréal à vous montrer :