Oh qu’il semble loin le temps où Antoine Corriveau nous berçait les oreilles avec son rock riche, mais très tranquille! Pourtant, chaque nouvel album ne se distancie jamais tant du précédent. C’est juste qu’entre « St-Maurice/Logan » et « Oiseau de nuit », il y a cette longue évolution, passant lentement d’un folk un brin dark mais propret à un ensemble hétéroclite auquel aucune étiquette ne colle très longtemps. Le compositeur a appris au fil du temps à jouer avec les textures, les enveloppes, pour créer des univers d’une grande richesse. De son côté, l’auteur, qui a toujours eu une pas pire plume pantoute, a maîtrisé l’art du récit qui nous tient en haleine, même dans une toune de trois minutes et demie.
« Oiseau de nuit », le cinquième album d’Antoine, est un album qui se promène joyeusement entre les extrêmes, un genre d’exercice de yin et de yang de haut vol qui nous fait visiter tous les racoins de l’esprit tordu de cet artiste d’exception. Par exemple, l’album s’ouvre sur Suzo, où Corriveau nous emmène avec lui chez Vittorio Suzo à Palerme. Une histoire rocambolesque qui s’accompagne d’une trame musicale un brin déjantée où les percussions sont très nerveuses (la marque de Stéphane Bergeron, qui a coréalisé l’album avec Antoine). Une pièce aussi flamboyante que le perroquet qui trône en couverture d’album, et qui est suivie d’Un jardin, un morceau plus « classique » où on retrouve notre Corriveau chantant sur une ligne mélodique plus… confortable.
Après une Imprudences plutôt légère musicalement, question de s’assurer qu’on a assez de souffle pour la suite suit Moscow Mule, un morceau au rythme effréné où Antoine se remet au spoken word (remarquez-vous le pattern? Quand Antoine se met à parler, attendez-vous à un moment de folie). Suit Pastorale (où Rose Perron vient ajouter un brin de savoureuse nonchalance), un bijou de plus de neuf minutes aux textes qu’on savoure en se grattant un peu le coco, un peu comme un Leloup en forme, avec cette montée d’intensité irrésistible jusqu’à ce que l’élastique nous pète dans la face pour nous faire lâcher un gros « AYOYE » extatique. La guitare d’Antoine s’énerve, les drums de Bergeron sont en feu, les pauses sont des leurres qui nous redonnent un faux sentiment de sécurité avant de repartir dans un moment de folie encore plus grand que le précédent.
C’est là que l’ampoule au-dessus de ma tête s’allume. Bon, je suis un peu en retard par rapport aux autres, mais ça m’a permis de lire les critiques de mes camarades qui comparent le Corriveau nouveau à Beck (salut LP!). Ce que j’ai plutôt observé, c’est que cet album d’Antoine me fait plutôt penser à un Jean Leloup qui aurait poussé « Le Dôme » encore plus loin, avec encore plus de folie, avec des histoires où les personnages sont encore plus écorchés – qu’il raconte en utilisant une poésie encore plus imagée.
Attendez d’entendre Argentine (où Mat Vezio fait un p’tit coucou), son groove irrésistible parfait pour un brunch de consolation pendant qu’il se passe des choses sous la douche. Ou bedon, y’a Pur Sentiment où on entend VioleTT Pi, et ça donne exactement ce qu’on imagine lorsque les deux univers s’entrechoquent : folie et intensité. Il y a aussi Cherry Lena, qui en plus d’assurer les choeurs sur la plupart des pièces, prend la vedette sur deux morceaux (la très hip-hop Interruption et la magnifique Parc Avenue, où elle se fait plus subtile).
Antoine s’est entouré d’une belle gang pour faire cet album : en plus des personnes déjà mentionnées, notons la participation de Simon Angell, Marc-André Landry, Sheenah Ko, Pietro Amato, Émilie Fortin et Taurey Butler. Y’en a d’autres, ça prendrait presque un article à lui seul pour parler de tout le monde. Et c’est là qu’on comprend pourquoi cet album est aussi jazz dans son esprit! Y’a tellement de monde tous les horizons qui vient mettre sa touche magique!
La digestion de cet album va prendre encore un petit bout de temps. « Oiseau de nuit » en donne tellement, il est tellement riche un peu partout que malgré de nombreuses écoutes, chaque fois que j’y reviens, je découvre quelque chose que je n’avais pas entendu, une petite subtilité qui me fait dire « ah ouais, j’avais pas vu ça de même la dernière fois », une petite twist qui me fait changer complètement mon appréciation d’une pièce. Ma chanson préférée change à chaque écoute (comme là, c’est la magnifique Balcon, qui ferme l’album en beauté et en finesse, un p’tit indie rock pas trop fou qui contraste pas mal avec le reste de l’album).
Antoine Corriveau a réussi à se surpasser, encore une fois. C’est pas évident quand on se donne la liberté de faire ce qu’on veut comme on le désire (avec l’accord du label, bien sûr). Le risque est grand, on peut s’aliéner les fans de la première heure ou ne plaire qu’à ceux-ci sans élargir sa fanbase. Et pourtant, Antoine marche sur le fil en maintenant son équilibre, en apparence sans trop de difficulté (mais croyez-moi, le doute a dû être louuuuuuuurd). Il parvient à sortir des sentiers battus, à se frayer un chemin à coups de machette, ce qui nous fait apprécier encore davantage les petits moments passés sur un trottoir bien entretenu.
Un grand album. Tout simplement.