« Sagot »
(Simone Records)
Même s’ils ne font plus grand chose ensemble, la plupart des membres de Karkwa ne sont pas moins prolifiques : Louis-Jean Cormier s’est hissé en tête de liste des auteurs-compositeurs-interprètes que tout le monde aime. François Lafontaine joue du clavier partout, tout le temps, que ce soit pour ses propres projets (Klaus) ou pour ceux des autres (Marie-Pierre Arthur). Stéphane Bergeron définit le rythme des chansons d’Antoine Corriveau et Matt Holubowski derrière sa batterie.
Et il y a Julien Sagot qui, tranquillement, en est déjà à son quatrième album, loin des projecteurs braqués sur ses anciens collègues. On le savait déjà en marge : son premier album, Piano Mal, en avait étonné plus d’un, et on commençait déjà à entrevoir quel genre de bibitte ce projet solo pouvait devenir. Avec sa voix grave, à mi-chemin entre Gainsbourg et Tom Waits, il joue avec les mots dans une poésie qu’il qualifie lui-même d’absurde et qu’il met en musique à coups d’expérimentations sonores.
Au fil des albums, fort différents l’un l’autre, Sagot a jonglé avec de nombreuses esthétiques. « Sagot », c’est un peu l’amalgame des meilleurs résultats de cette recherche constante. Un album qui, malgré la richesse de ses textures, sent la retenue et la sobriété. Une musique souvent sombre, qu’on pourrait écouter sous un éclairage tamisé, installé.e sur l’agenouilloir en attente du prochain coup de cravache.
Sur « Sagot », la voix de l’auteur-compositeur-interprète a encore un petit côté Waits/Gainsbourg, mais dès les premières lignes de Sexe au zeppelin, qui ouvre le court album de 30 minutes, on pense à Aidan Moffatt de la formation écossaise Arab Strap (qui vient tout juste de sortir un premier album en près de 17 ans). L’aspect érotique du texte y contribue pour beaucoup, mais cette musique électroacoustique, aussi atmosphérique que dépouillée, m’a immédiatement donné envie de replonger dans la discographie du groupe écossais.
Cendre et descendre, qui suit, nous réconforte dans cette impression, surtout que s’ajoute ce quasi spoken word d’une voix presque chuchotée. L’absurdité des textes des premiers albums a laissé place à un récit beaucoup plus terre à terre, in your face.
Qu’il parle de sexe, de solitude ou de mort, Sagot le fait avec maestria, avec plein de belles images aussi crues qu’une pluie d’avril.
S’il n’y a que très peu de faiblesses sur cet album de 30 minutes qui semble en durer 15, on y trouvera quelques moments très forts comme Morte alitée, un brin jazzée, mais à la finale explosive qui nous donne envie de crier un gros YES! quand les guitares se montrent plus intenses. On remarquera aussi que Sagot laisse tomber sa voix suave pour chanter tel un alter ego sombre de Philémon Cimon.
Dur à croire qu’après Morte alitée, la pièce la plus intense de « Sagot » soit Toc toc, une pièce un peu plus rythmée que les autres, où le saxophone fait encore des folies.
Et on ne pourrait pas ne pas parler de Vérité détournée, son piano hypnotisant, ses cuivres chauds, sans se faire regarder de travers par ses collègues.
« Sagot », c’est un 30 minutes de poésie sombre et de musiques atmosphériques qui nous aspirent. C’est huit chansons qui font mal, mais qui le font bien. C’est un univers onirique qui pue le sexe sale, l’abandon, les rues désertes. C’est, dans toutes ses teintes de gris, une série de portraits qu’on observe, la gueule grande ouverte, en assumant son voyeurisme.
On comprend un peu mieux pourquoi cet album s’intitule « Sagot ». Comme un premier album. Une nouvelle carte de visite. Un aperçu complet d’un projet en marche qui risque de nous donner de la maudite bonne musique pendant de nombreuses années.
En attendant, on va jouer cet album en boucle jusqu’à ce qu’on se tanne. Ça risque d’être long.