Je trépigne d’impatience devant la porte du Pantoum, où Jean-Etienne accueille un par un les spectateurs.
- Bonjour, c’est moi la prochaine?
- Non, il y a ces deux personnes-là juste avant.
Échange de regards, pause. Le responsable du Pantoum annonce aux dites personnes qu’elles pourront monter « tout en haut » après avoir enfilé leur masque. Sonia va les accueillir et leur montrer le chemin jusqu’à leurs sièges. Les seuls sièges pour les seuls membres du public, pour leurs quelques minutes de Dear Criminals.
Et puis après, ce sera mon tour.
- Quelle chanson est-ce que tu avais choisie?
- Lies in Blue. Est-ce que je suis la première?
- C’est possible, oui! Les gens ont souvent choisi Fuck the Stars ou encore Thorns and Spades.
- Ça ne m’étonne pas! Ce sont des chansons qui représentent bien l’intensité dont sont capables Dear Criminals. Moi j’ai hésité longtemps, parce que Lies in Blue est beaucoup plus simple, mais je tenais vraiment à la choisir, parce que j’adore le concept de cette chanson…
Ça parle de faint love: la chanson en soi paraît d’abord innocente et joyeuse, un peu à la Jack Johnson. Mais tout le long, on parle d’un amour délavé, qui est déjà parti et dont on a gardé seulement les contours pour continuer de rêver. Au fond, on sait que c’est fini. Il n’y a plus rien dans le coeur, et ainsi la chanson est comme vide et c’est un vide…
- …Rempli de mélancolie?
- Oui, c’est exactement ça.
Et la mélancolie, c’est une des armes de prédilections du groupe d’électro minimaliste Dear Criminals, qui trouve toujours des moyens de plus en plus ingénieux de la représenter. Même chose, d’ailleurs, avec l’intensité, qui ne manquera certainement pas d’être au rendez-vous.
- OK, tu peux y aller!
J’oublie presque de mettre mon masque. J’ai tout juste le temps d’apercevoir les deux spectateurs précédents sortir par une autre porte, comme hébétés, des étoiles plein les yeux.
Ascension dans les couloirs du Pantoum, tapissés d’affiches et de souvenirs de shows. Ça suffit pour ajouter la nostalgie au cocktail explosif d’émotions qui me submergent déjà, alors que Sonia me conduit par un chemin que je reconnais mal.
Et puis voilà, je les entends: Frannie Holder, Charles Lavoie et Vincent Legault entament les premières notes de Lies in Blue pendant que je m’installe face à eux, tout près, de l’autre côté d’une paroi de verre à trois volets. À l’inverse de leurs finales habituelles, c’est nous, cette fois, qui sommes au centre. Je dis nous, mais il n’y a que moi : je me sens porter toute seule le poids de trois regards, trois consciences avec lesquelles je dois aussi interagir sans échappatoire. Douce confrontation.
Ce n’est plus clair, tout d’un coup, qui fait le spectacle et qui est spectateur. On partage ensemble un moment inouï, je sens une intimité incroyable se construire entre nous. Je ne sais plus où me mettre et en même temps des frissons de plaisir m’envahissent. Les reflets des musiciens dansent sur les vitres tandis que leurs voix se mêlent à la guitare. Les chansons, aussi, sont mises à nu. Et pourtant, il y a aussi une incroyable distance qui résonne sous toute cette proximité.
Trop tôt, c’est la fin. J’ai le même regard hébété et rempli d’étoiles que les spectateurs qui sont passés juste avant moi. Mes remerciements ont à peine le temps de rebondir sur la vitre que je suis sortie. Voilà, c’est au prochain.
Je reste encore quelque temps à l’extérieur, pour voir les personnes entrer puis ressortir, une par une, et pour partager avec elles la connivence des initiés. On est tous aussi ébahis qu’heureux: on se comprend parce qu’on l’a vécu. Il n’y a pas d’autre moyen de saisir vraiment ce que ça fait.