Couleur ciel ecchymose
(Simone Records)
Pour son troisième album intitulé « Couleur ciel ecchymose », l’auteur-compositeur-interprète montréalais Mat Vezio avait envie de nous parler de migrations. Au pluriel. Celle de son grand-père d’origine italienne venu s’installer ici. Celle, plus métaphorique, de son fils, qui grandit (un peu trop vite, je connais le feeling) devant ses yeux. Entre les lignes, on peut assister à celle de Vezio lui-même, qui a fait le saut de la batterie à l’avant scène il y a quelques années et qui commence enfin à se sentir à l’aise après une longue période d’adaptation. Et il y a notre propre grand voyage pendant les 52 minutes que durent ce magnifique opus.
Après avoir confié le gouvernail à Antoine Corriveau et Navet Confit (respectivement) sur ses deux premiers opus, Vezio assure maintenant la réalisation seul, comme un grand. Pour les (magnifiques) arrangements, l’artiste a eu un coup de main de la part de Marc-André Landry (qui joue également beaucoup d’instruments) et Guido Del Fabbro (qui joue également beaucoup de violon). Plusieurs musicien.ne.s sont également passé.e.s en studio, notamment Charlotte Brousseau (souvent méconnaissable aux choeurs), Sheila Hannigan (au violoncelle), Christian-Adam Gilbert (au kick electro), ainsi que Navet Confit, Charles Saint-Amour, Laurie Torres, Antoine Corriveau, Jade Bérubé et FABjustfab.
Si vous aimez les pièces riches, aux arrangements complexes, aux mélodies uniques et aux textes plutôt touffus, vous allez avoir du gros fun à l’écoute de « Couleur ciel ecchymose ». Chacune des 14 chansons a sa propre ambiance (souvent très aérienne) et on passe de l’une à l’autre sans turbulences.
Après un son calqué sur celui qu’on entendait quand on partait une cassette il y a très longtemps, l’album commence avec le combo Ciel ecchymose / Couleur. Un peu de rythme, beaucoup de guitares (très feutrées) et une de ces lignes mélodiques qu’on n’entend qu’avec Vezio. L’ensemble, déjà très intéressant, est bonifié par la voix cristalline de Charlotte et les arrangements de cordes de Del Fabbro. Et croyez-moi, ça punche aussi sur scène, comme j’ai pu le constater le 13 mai dernier au STUDIOTELUS.
La magnifique Puits de lumière suit. Celle-là, c’est du pur « deepfolk » : atmosphérique à fond, il faut écouter cette pièce langoureuse à plusieurs reprises pour en déceler chacune des subtilités, ce qui contraste avec le texte très, très clair (mais magnifiquement imagé) de Vezio.
Petit apparté : les textes. C’est la partie que Vezio a le plus améliorée de son projet solo. L’ami avait déjà une fort belle plume, mais il fallait parfois plusieurs écoutes pour en décoder le sens. Vous allez me dire que c’est ben correct vu qu’il faut aussi plusieurs écoutes pour apprécier toutes les subtilités qui se cachent musicalement, mais non, c’est pas toujours de même que ça marche. Par exemple, sur Puits de lumière justement, le texte a un petit côté dramatique, ce déracinement solitaire qui accompagne de nombreuses grandes migrations, et la musique le rend à la perfection.
Qui a mis le feu est, avec Albert, la pièce la plus straight de l’album. Un peu protest song, ce cri du coeur un peu étouffé va vous donner le motton. Elle aurait pu être uniquement guitare-voix, celle-là, mais les arrangements viennent ajouter un peu de lumière à la mélancolie qui entoure cette toune.
Qui a mis le feu ?
Qui a mis le feu
Qui a fui les lieux ?
C’est l’odeur du sang
qui le rattrapera
Arrive ensuite mon bout préféré de l’album. Une série de quatre pièces coup de poing, coup de coeur. Ça commence avec Garde-fou (pour celleux qui tiennent le compte, c’était le titre de l’album précédent, sur lequel il ploguait aussi le premier dans la pièce Chaleur 10). Simplement. Guitare-bass-drum. Pas trop propre. On headbang doucement, on tape du pied. Ça mord juste assez. Et ça mord pas mal plus sur scène (même à trois). Après le petit intermède de 1-11, on se lance dans Grande migration, cinq minutes en crescendo, où l’intensité grimpe lentement, mais sûrement, mais ça reste aussi doux que la voix haut-perchée de Charlotte. C’est ça qui est beau avec Vezio, c’est que même quand on sent un peu de hargne, on n’a pas l’impression que tout va s’écrouler autour de nous. Cette séquence se termine avec Molise, sa ligne de basse au groove irrésistible (on y reconnaît le style de Landry) et probablement ma pièce préférée de l’album. Il y a aussi le désarroi de celui qui reste et qui regarde, impuissant, celui qui part – probablement pour toujours. Une vraie boule d’émotion, autant dans le texte que dans les superbes arrangements… jusqu’au flatline de guitare à la fin. Et oui, sur scène, ça kicke des culs.
Et c’est là qu’Albert débarque. Si je lui préfère Molise, cette petite chansonnette toute simple n’est pas loin derrière. Magnifique dans sa vulnérabilité. Sublime dans son texte clair, franc et direct. Forte et fragile à la fois.
Si
Albert
Si jamais je pars
Plus vite que prévu
Prends la colère dans tes bras
Après ces deux gros moments d’émotion, Antoine Corriveau, c’est un hit est comme un break qui arrive à pic. Un genre de petit jam pas sérieux du tout qui nous montre le côté givré du grand Corriveau. Comme une petite migration, un petit tour de Corolla dans Villeray.
Ça m’a pris quelques écoutes avant d’apprécier Lost River à sa juste valeur. J’ai du mal à expliquer pourquoi ça m’a pris un peu de temps avant d’embarquer… la longueur de la pièce, qui fait plus de huit minutes? Non, j’aime ça les longues tounes. Le petit côté R&B avec FABjustfab? Non plus, au contraire, j’aime quand on met une petite touche de hip-hop! Je pense que c’est tout simplement parce qu’il y a beaucoup de trucs à digérer en même temps, et que contrairement aux autres pièces qui ont moins d’éléments de surprise pour une oreille attentive, ici, Vezio se promène sur de nouvelles terres. Par contre, quand on va l’y rejoindre, qu’on s’imprègne de l’ambiance, on se rend compte que les hanches se laissent aller, qu’on apprécie le flow énergique de FABjustfab qui contraste parfaitement avec le phrasé langoureux de Vezio, tout ça avec des textures qui se mélangent de façon surprenante. Sérieux, si Lost River vous déroute un peu au départ, donnez-lui plus d’une chance, elle le mérite.
Vol de nuit nous ramène sur Terre (parce que « les vols de nuit finissent toujours »). C’est doux et touchant, mais en même temps, la pièce est plutôt minimaliste et elle nous donne le temps de respirer et d’assimiler tout ce qu’on a entendu avant. Question de nous laisser un peu de jus pour Les jours acharnés. Le texte (écrit avec Jade Bérubé, qui joue aussi du piano) est du genre à vous donner le motton, et la musique qui flirte avec la pop de chambre (je savais que j’allais finir par le ploguer, celui-là) nous remplit la tête de toutes sortes d’images, comme les oies qu’on entend au loin à la fin.
Vous aurez compris, j’ai écouté ça d’une traite à plus d’une reprise. « Couleur ciel ecchymose », c’est tout ce qu’on a toujours aimé de Mat Vezio depuis ses débuts brouillons (mais prometteurs) jusqu’à aujourd’hui. Une oeuvre complète où le fil conducteur est clair. Il est facile de s’y retrouver, mais l’ensemble est tellement riche qu’on découvre toujours de nouveaux trucs à chaque écoute. J’ai adoré la poésie derrière les textes mauditement bien écrits. Beaucoup plus clairs et limpides, ce qui n’enlève rien aux images fortes auxquels ils renvoient.
Et c’est là que d’habitude, je dirais « j’ai hâte de voir comment ça sonne en show ». Cette fois, je peux vous le dire : en trio avec Charles Saint-Amour (claviers, basse) et Olivier Cousineau (batterie), Vezio réussit à nous faire vivre toute la gamme des émotions. Contrairement à votre humble serviteur, le public du Grand Théâtre n’avait pas eu la chance d’entendre l’album avant le show, et il fallait regarder le monde hocher de la tête en approbation ou écouter attentivement tout en sirotant sa bière. Y’avait aussi beaucoup d’yeux souriants (sorry, c’était mon dernier show masqué, on ne voyait pas encore tous les sourires). Et oui, Charlotte Brousseau était là avec sa magnifique voix pour appuyer un Vezio de plus en plus à l’aise à l’avant-scène. Alors je vous le dis sans hésiter : si Mat et ses ami.e.s passent dans le coin, allez voir, vous n’allez pas le regretter.
Et ajoutez l’album à votre bibliothèque. Mieux encore, achetez-le. Ça mérite pas mal plus que quatre centièmes de cent l’écoute, cette belle affaire-là.