La hiérarchill
(Grosse Boîte)
Je peux difficilement imaginer la scène locale sans la présence discrète et singulière de Jérôme Charrette-Pépin. Longtemps avant de devenir un Jérôme 50 à la fois dans-ta-face et sensible, le chansonnier arpentait la ville tel un fantôme, l’écho de sa guitare résonnant sur Saint-Jean ou dans les recoins du quartier Saint-Roch. Aujourd’hui, il livre un premier album – c’est-à-dire, le premier avec la bénédiction de son équipe de chez Grosse Boîte, parce qu’en réalité il compte à son actif plusieurs maxis et même un disque de 7 titres, Klô-Gyro-Nico-Pépito.
Ficelé sur plusieurs années, La hiérarchill peut montrer plusieurs visages. D’un côté, chaque chanson raconte sa propre histoire – et quelles histoires! Entre les anecdotes de Chaise musicale, les ballades en Skateboard et les escapades gourmandes (Ouh la la), on est à chaque fois plongé dans un microcosme, souvent le sourire aux lèvres. C’est que les textes sont imagés et concrets!
Cependant, lorsqu’on s’y penche davantage, on constate que certains thèmes s’élèvent au-delà du cadre circonscrit des petites histoires. Et c’est ainsi que Jérôme 50, en partant du banal, commence à élever son art comme une tour de Babel. On retrouve d’abord assez facilement les histoires de filles (1234, Je t’aime tellement) et la drogue (Skateboard, Wéke n’béke) à l’avant-plan. Si l’on creuse un peu plus, on réalise que l’humour de 50 est bien jaune et grinçant. Peut-être, au fond, que la société est bien plus droguée que ceux qui se lèvent stone. Cette dureté se reflète d’ailleurs dans l’attitude sardonique du chanteur lorsqu’il éclate de rire, empruntant cette parure aux codes du hip-hop.
On creuse encore, on écoute attentivement. Il le faut, puisque l’artiste l’avoue lui-même, ses textes, construits minutieusement et consciencieusement, sont le cœur de sa musique. On réalise qu’un thème surplombe tous les autres : le Québec d’hier et d’aujourd’hui. Tout au long de l’album, Jérôme parle de révolution tranquille, de Montréal, du Seashack, de Justin Trudeau, de nation et de patriotisme. Plus encore, il cite et transforme Nelligan dans Jardin de givre. Un scat par-ci, un « Bonyeu » par là, une tournure de phrase rappellent les Colocs de Dédé Fortin. Richement référencés, ces textes qui s’enracinent bien loin dans notre culture!
Si vous vous attardez à la musique avant de porter attention aux textes, vous trouverez que l’album est bien éclectique. Cependant, dans l’ordre inverse, il est plus évident de voir comment la variété de styles rassemblés par 50 appuie son propos. Quand il parle d’amour, il est tout guitare, piano et cordes. À ce titre, Je t’aime tellement a subi tout un traitement ici. Pièce phare qu’il trimballe dans ses valises depuis bien longtemps déjà, elle garde la trace de tout le chemin qu’elle a parcouru dans sa douceur nostalgique. Mais je m’égare. On parle aussi de marijuana, d’hallucinogènes. Serons-nous étonnés par les saveurs reggae, ska et psychédélique de certains titres ? Le Québec d’aujourd’hui, lui, se montre aussi dans les voix de Lydia Képinski, Hubert Lenoir et Emerik St-Cyr Labbé (Mon Doux Saigneur), qui contribuent chacun à l’album à leur façon. Je vous laisse essayer de trouver qui figure sur quelle pièce… Et sous ces parures sonores, bonifiées par le travail de Philippe Brault à la réalisation, on retrouve le rock tantôt folk, tantôt blues que le Fantôme faisait déjà résonner dans nos murs toutes ces années durant, avec ou sans ses fidèles serviteurs.
Mais je ne vous ai pas encore parlé du joyau qui s’en va tout en haut de la tour de Babel de Jérôme 50. Il se révèle dans la dernière pièce : Sexe, drogue, ceri$e$ et rock n’roll. Alors que le titre recense les thèmes de surface de l’album, Jérôme adresse dans cette œuvre une longue et sincère déclaration qui révèle, derrière même le nationalisme, une véritable histoire d’amour et de géographie. Et bien sûr, l’étudiant en linguistique parvient à finir son album avec le plus long mot de la langue française en lui faisant prendre un sens nouveau.
En somme, dans un ensemble musical richement garni, Jérôme 50 livre une série de petits mondes à la fois éclatés et interreliés par des thèmes riches de sens. Un album à la fois coup-de-poing et fleur de lys, qui a le charme saugrenu – mais réfléchi – de son créateur.