Le peigne fin : Antoine Corriveau – « Pissenlit »

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Pour plusieurs personnes, un pissenlit, c’est de la mauvaise herbe qu’il faut absolument éradiquer coûte que coûte. Ça pousse partout, même entre les craques du trottoir, et si y’en a juste un qui apparaît sur ta belle pelouse verte foncée, il faut vite sortir l’artillerie lourde. En vain, parce que le pissenlit revient toujours.

Pour d’autres, le pissenlit, c’est le symbole du lâcher-prise, du joli chaos qui vient colorer une vie un peu monochrome, tout en donnant droit de cité à la nature. C’est aussi un puissant symbole de résilience et de capacité d’adaptation.

Depuis ce vendredi, « Pissenlit », c’est aussi le titre du quatrième album de l’auteur-compositeur-interprète Antoine Corriveau, un album qui marque un gros pas en avant pour l’artiste-réalisaeur. Celui-ci met (un peu) de côté ses chansons lourdes et tristes pour explorer un univers taillé sur mesure pour sa voix suavement grave, ses envolées à la guitare, son grand amour des percussions et sa vieille Corolla.

Après un premier album prometteur (« St-Maurice / Logan », où il cherchait encore ses repères, succédé de deux magnifiques perles (un brin déprimantes) qui lui ont permis de s’installer en haut de la liste des meilleurs auteurs-compositeurs québécois de sa génération (« Les ombres longues » et « Cette chose qui cognait au creux de sa poitrine sans vouloir s’arrêter »), puis d’un microalbum (« Feu de forêt ») dépouillé qui montrait qu’il pouvait également être doux et lumineux, Corriveau se lance tête première dans ce projet qu’il traînait depuis quelque temps déjà : un album principalement rock, plus entraînant que jamais, un album de « musique pour la danse » (sans ironie, pour une fois) tout en accordant quelques beaux moments d’introspection (sans qu’on ait nécessairement envie de se rouler en boule dans le coin de la chambre en suçant son pouce).

Ne vous fiez pas aux douces premières secondes de Quelqu’un, La guitare toute douce fera rapidement place à des riffs ravageurs. Dès qu’Antoine s’ouvre la trappe, il y a beaucoup d’électricité (et de batteries – au pluriel) dans l’air. On remarque tout de suite que Corriveau n’a rien perdu de sa plume ni de sa profondeur, même quand il en jaillit plusieurs rayons lumineux. On relève également qu’au lieu de jouer les observateurs tout en écrivant du point de vue des protagonistes de ses chansons, cette fois, Corriveau parle beaucoup de lui-même, même si c’est pour nous dresser la liste de ce qu’il n’est pas.

L’éclectisme de « Pissenlit » se dévoile sur la très pop, mais beaucoup trop courte Maladresses. On n’a aucun mal à s’imaginer Corriveau faire quelques petits pas de danse sur cette chanson d’à peine deux minutes aux arrangements très riches (une autre marque de commerce de l’artiste). Probablement à cause de la surprenante légèreté de la mélodie, à la limite d’une désinvolture que Corriveau ne montre que trop rarement. Cette chute, totalement inattendue, qui nous incite à reculer pour recommencer la chanson… on a envie de s’acheter la cassette juste pour pouvoir reculer à répétition, comme dans le temps!

Album de road-trip, inspiré entre autres par cette première auto qu’Antoine a achetée en même temps qu’il travaillait sur ce projet, « Pissenlit » nous fait voyager d’une demeure à l’autre sur Maison après maison, une chanson où on retrouve les trames mélodiques auxquelles Antoine nous avait habitués, mais il y a un petit côté juste un peu sale et dépouillé qu’on n’aurait pas nécessairement entendu sur les deux albums précédents. Et ce silence, au milieu de la chanson, qui sonne comme un char qui s’arrête à un stop avant de repartir à toute vitesse en faisant brûler ses pneus (fantasme de propriétaire de Corolla?).

Notons au passage que sur Maison après maison, si les batteurs sont vos héros (et si les batteuses sont vos héroïnes) vous allez être gâtés : pas moins de cinq personnes y torturent des peaux (Stéphane Bergeron – un complice de longue date du « Corriveau Sound », Mat Vezio, Pete Petelle, Charles Duquette et… Salomé Leclerc). Pourtant, cette orgie de baguettes, de tambours et de cymbales n’est jamais cacophonique, bien au contraire! Un genre de chaos contrôlé, un champ de pissenlits bien jaune!

Toune de roadtrip ultime, il y a sur Albany une petite vibe à la Leloup, où Corriveau se montre presque aussi descriptif qu’un Zola sur l’acide, et où les drums (et les voix) se superposent pour former un mur du son assez puissant auquel s’ajoute une bonne couche de guitares sales. Un petit côté garage-psychédélique qui déchire. Si jamais on voit des moshpits dans un show d’Antoine, il y a bien des chances que cette chanson explosive en soit le point de départ. Des moshpits dans un show d’Antoine. M’a arrêter la drogue, je pense, j’hallucine pas mal trop.

Sur Un arbre, les fans de la première heure auront l’impression de retrouver le Corriveau de « St-Maurice / Logan ». On retrouve dans cette chanson douce, qui aurait pu être tout simplement piano-voix (mais où les percussions se font encore beaucoup entendre), un Antoine qui s’émerveille devant un arbre qui marque ce territoire dont parle beaucoup l’artiste. On y retrouve même un peu la voix un peu plus vulnérable des débuts. Une certaine fausse naïveté derrière laquelle se cache une grande lucidité.

Une des plus belles surprises de cet album qui en contient beaucoup, c’est Cheapcheapcheap. Si y’a bien un endroit où on n’attendait pas Antoine, c’est bien dans une toune anecdotique où il se la joue chilleur à fond. C’est pas juste bon, c’est ludique, c’est le fun, et ça fait pas pleurer. Bien franchement, c’est un pas pire filon qui aurait intérêt à être davantage exploré.

Pour les larmes, on peut compter sur Peut-être, une magnifique ballade toute nue, qui parle de maison, d’océan, de fleuve, sans artifices. Pour ceux qui se demandaient si ça cognait toujours au creux de la poitrine d’Antoine, vous avez votre réponse. S’y dégagent des images en Super-8 qui défilent dans nos têtes, comme une grosse vague de nostalgie qui vient s’échouer sur une inévitable fin.

Après une Kenny U-Pull aussi courte que ben ben chill, on tombe sur une autre belle surprise : Ils parlent. Explosive dans sa musique aux accents post-punk et psychédéliques, mais surtout dans ses propos incendiaires, où Antoine nous parle de manière plus qu’imagée de racisme avec toute la verve qu’on lui connaît. Un coup de poing sur la gueule à tous les négationnistes du racisme systémique. Et ce n’est pas le dernier de l’album! On aime ce côté fuck the world de Corriveau, qui brasse la cage à sa manière!

Le bruit des os est terriblement groovy, mais tout en dansant doucement, on se concentre sur le texte aussi beau que troublant (ben oui, toé, accroche mes os au miroir de ta Corolla pis fais les tinter avec les tiens). Comme dit le camarade Labrèche au Canal auditif, « c’est à la fois beau et romantique… mais un peu inquiétant ». Mais bon, on parle quand même du gars qui a écrit et composé un paquet de tounes pas mal plus sombres.

Sur Les sangs mélangés, on retourne au territoire, à nos rapports avec les Autochtones, sur un fond musical bien atmosphérique que ne renierait pas Patrick Watson. Une grande chanson de six minutes, qui s’installe lentement, nous permet de nous concentrer sur les paroles, les oreilles grandes ouvertes. Des arrangements somptueux, des guitares bien aériennes, une basse qui fait vibrer tous nos nerfs, tout ça nous donne l’envie de nous enfoncer dans cet univers cinématographique. Inspirée par une citation d’Éric Plamondon (« Taqawan »), cette chanson réussit à la fois à nous attendrir devant l’immensité et la beauté du territoire où on trouve ces pissenlits et à nous enrager contre ces personnes qui ne pensent qu’à les arracher ou, presque pire encore, marchent dessus en les ignorant. La chair de poule nous prend lorsqu’Erika Angell (Thus Owls) se lance dans une de ces envolées lyriques dont elle seule a le secret. Les sangs mélangés est ce genre de chanson dont on se souvient longtemps, et ce n’est pas juste en raison de ce subtil vers d’oreille :

En Amérique
On a tous du sang indien
Si c’est pas dans les veines
C’est sur les mains

Les sangs mélangés

Si Disparition est une chanson dépouillée, pleine de mélancolie, de son côté, la chanson de clôture, En Corolla au Canada est une savoureuse ballade qui tient lieu d’ode de Corriveau à son vieux bazou. Croyez-moi, cette relation est clairement fusionnelle, et on doute que ça soit de la pure ironie. Qui l’eût cru, on sourit au lieu de pleurer quand on va retirer un disque d’Antoine Corriveau de la table tournante.

« Pissenlit » surprend par son éclectisme, autant sur le plan musical que celui des thématiques abordées. Pourtant, le tout tient très bien, probablement parce que tout ça peut facilement s’entremêler. Après tout, difficile d’évacuer les Autochtones quand on parle de territoire, difficile d’évacuer le territoire si on est pour parler du home sweet home et… difficile d’être heureux d’être de retour à la maison si on n’a pas vu des kilomètres et des kilomètres de beauté dans une Corolla qui n’a pas peur de crever avant d’être arrivée.

Antoine Corriveau aurait pu nous faire une suite à ses deux albums précédents ou emprunter la voie sur laquelle il s’était brièvement promené sur son EP. Il a préféré ouvrir ses horizons et montrer à la face du monde qu’il n’est pas qu’un homme qui chante des chansons lourdes et tristes.

À quelque part, ça va être bon pour un éventuel retour sur scène, où ses sourires et sa bonne humeur contrastaient parfois avec certaines de ses chansons. Y’a beaucoup de potentiel pour lâcher son fou, ici, autant sur scène que sur le parterre. Et surtout, « Pissenlit » donne à Corriveau une certaine aura d’imprévisibilité. Parce que le plus excitant dans tout ça, c’est qu’on ne sait pas du tout quelle voie il risque de prendre pour la suite.

Une réussite sur tous les plans. Le meilleur album de Corriveau? Ça dépend des goûts. Personnellement, je vous avoue avoir été moins bouleversé que par « Cette chose… », mais est-ce un mauvais signe, alors que « Pissenlit » n’avait pas cette ambition? J’pense pas. L’important, c’est qu’on ressorte de notre écoute avec une grande satisfaction, et cet album y arrive plus qu’aisément.

À surveiller dans les tops de fin d’année.

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