Entrevue: Ben Shemie (Suuns)

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Suuns est un groupe d’une incroyable constance, autant au niveau de la fréquence des sorties que de la qualité intrinsèque de leurs enregistrements. Malgré une musique souvent oppressante et un style musical assez niché, les Montréalais accumulent les critiques élogieuses, les concerts puissants et bien rodés et ils continuent à profiter de cet élan pour se produire, autant sur les scènes européennes que dans le vaste marché nord-américain. La sortie du quatrième album Felt, fraîchement arrivé sur les différentes plateformes numériques et en vinyle, était la parfaite occasion pour discuter à nouveau de musique avec Ben Shemie, le chanteur et parolier de la formation.

Ce nouveau disque à la fois cohésif et éclectique est passé par un processus différent de celui des trois albums précédents. Habituellement, le groupe arrivait en studio pour deux semaines avec des chansons assez complètes et parfois même, déjà testées en concert. Cette fois, l’idée était de préparer des démos pour permettre de prendre un certain recul et ainsi, peaufiner davantage l’album. Questionné sur le contexte de création plus décontracté, Ben explique: «Après 3-4 jours, on s’est rendu compte que les chansons sonnaient vraiment bien et maintenant, on est à l’aise dans le studio. On n’a plus vraiment besoin d’un ingénieur. C’était aussi beaucoup plus abordable comme façon de créer. Quand il y a un bon moment et une bonne énergie, il faut juste le saisir.» Il m’explique ensuite qu’il trouve ce nouvel album un peu long, mais aucune des onze chansons ne pouvait être sacrifiée. Si Suuns a encore une fois fait des expériences avec d’anciennes idées, ce qui se retrouve sur Felt est entièrement issu des dernières séances. Généralement, Ben Shemie présente au groupe un démo avec sa voix auquel il ajoute soit de la guitare ou une ligne de basse, souvent avec une idée de rythme fragmentaire. Le groupe ajoute ensuite ses idées pour permettre aux compositions d’évoluer.

Dans une autre entrevue, il expliquait le rapport très fidèle que les membres du groupe entretiennent avec leur instrument. J’ai voulu savoir comment ils se permettaient d’incorporer de nouveaux sons dans leur formule. «Je joue de la même guitare depuis la fin de secondaire, mes effets n’ont pas changé beaucoup non plus, c’est plus au niveau des synthés et de la programmation des beats que ça change un peu. Comme on est un band live, l’idée c’est de ne pas enregistrer quelque chose qu’on ne pourra pas jouer. Notre vocabulaire technologique au niveau de l’instrumentation a besoin de contraintes.». Il m’explique qu’il est facile de se perdre lorsqu’on se donne trop de liberté. La principale différence sur ce disque par rapport aux précédents est l’utilisation sur certaines pièces d’un vocodeur, un dispositif électronique qui modifie le timbre de la voix. «Ça nous pousse dans une nouvelle direction. C’est un instrument en soi et ça change la façon dont on crée les chansons.». Watch You, Watch Me, une de ces pièces bâties autour de cet outil, a été choisie par le groupe comme premier extrait. Ce n’est pas nécessairement parce qu’il est représentatif de l’album, mais plutôt parce qu’il démontre bien son côté plus éclectique. «On l’a choisie parce qu’il y a beaucoup d’énergie; c’est un mix entre des guitares rock et un côté plus synthétique avec le vocodeur.». Au sujet des aléas liés au choix d’un premier extrait qui aura de l’impact, il ajoute: «Notre chanson que le monde connaît le plus est 2020 de l’album Images du futur. On l’avait choisie parce qu’elle était courte. On ne voulait pas faire un long vidéo. On ne savait pas à ce moment-là que c’est la chanson qui résonnerait le plus avec le monde. Il y a un certain hasard dans ces choix aussi. On essaie de ne pas être trop précieux avec ça, c’est un peu random. ».

Le séquençage de l’album est quant à lui assez instinctif. Une pièce comme Look No Further qui est assez minimale pourrait casser le rythme si elle était placée au milieu. Une pièce comme Peace and Love avait une place évidente vers la fin de l’album parce qu’elle résume bien la thématique de l’album. Le groupe essaie aussi de ne pas être trop conceptuel dans la première vingtaine de minutes. Ils bâtissent donc l’album un peu comme un setlist de concert.

Un autre élément marquant de cet album est la magnifique pochette, à la fois simple et sensuelle. Les membres du groupe tiennent toujours les rênes de la direction artistique et de la conception des pochettes. Si les trois premiers albums présentaient des femmes (des amies du groupe) dans un univers assez sombre, Suuns voulait cette fois marquer ce nouveau départ par un concept différent. «C’était le temps avec la pochette et les photos de presse d’avoir une différente vibe, moins claustrophobique, quasi-positif.»

Récemment, j’ai pu assister au concert d’ouverture de la tournée de Felt à la Taverne de Saint-Casimir. Le groupe avait l’air détendu et a présenté la vaste majorité de ce nouveau disque, cassant une bonne dizaine de chansons en même temps. «Ce show là, j’ai bien aimé. La première fois que tu joues une chanson, c’est un peu la première fois que tu entends la chanson pour vrai. Après les deux-trois premières je me disais: « Nice, c’est cool. J’aime ces chansons-là! » C’était assez relax et ça nous a donné beaucoup de confiance. C’était une bonne expérience.». Au sujet de la difficulté d’exécuter ces nouvelles pièces en concert, Shemie explique qu’il y a des trucs techniques qui commandent une bonne concentration. Une chanson comme Materials ou encore Daydream demande plus de pratique. En plus de sa longueur, cette dernière comporte des contretemps et un intense mur de son. Le défi sur scène est encore plus grand si le son n’est pas optimal. En plus, il y a beaucoup de manipulations avec les pédales en plus du vocodeur. «C’est le genre de chanson que je ne pourrai pas faire si j’ai trop bu.». Au sujet du choix des chansons, ça devient difficile. Le chanteur se verrait bien jouer deux heures pour toucher à tout ce qu’il souhaite faire. Cependant, il s’inquiète (à tord ou à raison) de la densité d’une telle expérience pour le spectateur.

Quiz musical en vrac

C’est quoi le dernier disque que tu as acheté?

J’ai été au 180 grammes (un magasin de disques à Montréal) et j’ai acheté un disque de Un Blonde: Good Will Come To You. C’est un dude de Montréal et c’est cool

Achètes-tu surtout des vinyles?

J’écoute les vinyles chez nous, mais je ne suis pas chez nous tout le temps… J’achète des vinyles parce que j’essaie d’aller dans beaucoup de shows. Dans les spectacles, c’est là d’habitude que je les achète.

Si tu pouvais entendre un album de n’importe qui de vivant en 2018, ce serait qui?

J’ai été hyper content quand Portishead est revenu avec son dernier (Third, paru en 2008). Le fait qu’un band qui a été tellement marquant dans les années 90 puisse attendre si longtemps puis sortir un album qui est just as good, pour moi c’est le best shit qu’ils ont fait! Si en 2018 Portishead disait qu’il en faisait un autre, je capoterais, I would be so down.

Nomme un des très bons spectacles auquel tu as assisté dans ta vie, un truc qui a changé ta vision de la musique.

Il y en a beaucoup. Le plus facile serait mon premier concert rock’n’roll: Metellica au Forum à Montréal, au secondaire. Sinon, récemment, j’étais en Europe dans un festival. Connais-tu la musicienne et cinéaste Alanis Obomsawin?

Non…

C’est une autochtone basée à Montréal, elle est plus connue comme cinéaste. Elle est très vieille, 85 ans… Elle a fait un album dans les années 80, des chansons en français, en anglais et dans sa langue maternelle. Je l’ai vue jouer en novembre et c’était un des meilleurs shows que j’ai jamais vus. C’est très doux comme musique: flûte, violon et violoncelle. C’est simple, mais elle a une vibe incroyable. Elle est très très belle. C’est sûr que comme Canadien, comme Québécois, les enjeux de la communauté autochtone sont très présents et d’avoir quelqu’un qui toute sa carrière agit pour mettre de l’avant son propre peuple, c’est gracieux, c’est embodied (incarné). Tu vois dans ses yeux qu’elle a eu une vie très chargée. Elle a un message très important.

Si tu pouvais choisir un groupe avec qui partager la scène, qui choisirais-tu?

Si on pouvait faire l’opening pour quelqu’un? I don’t know… Je pense que j’aimerais ouvrir pour un band comme Radiohead. Ce sont les Beatles de notre époque. Juste de pouvoir rencontrer Jonny Greenwood je capoterais, c’est mon guitariste préféré. Partager une scène, c’est seulement intéressant à mon avis si c’est pour interpréter de la musique que tu as créé ensemble. J’aimerais bien partager la scène avec Neil Young parce qu’il est the fucking guy, ou Bob Dylan qui a changé ma vie. Mais l’expérience serait probablement kind of shitty

Le groupe présentera son tout nouveau concert le samedi 10 mars, à la Source de la Martinière. Freak Heat Waves assure la première partie. Les billets sont en vente ici : https://lepointdevente.com/billets/suuns ]]>

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